Les instruments à claviers d’après modèles historiques réunis par Jean-Luc HO
par Florence Gétreau
Pour prendre la mesure et comprendre la singularité de cet ensemble formé depuis plus d’une décennie, il convient de le considérer d’une part dans le contexte des collections instrumentales à caractère patrimonial existant en France et d’autre part des instrumentariums pédagogiques modernes réunis à la fois par les deux conservatoires nationaux supérieurs (CNSM) de Paris et Lyon mais aussi par diverses associations et fondations spécialisées dans le domaine du clavecin.
Le contexte des collections patrimoniales et pédagogiques d’instruments à clavier
Du côté des collections publiques, le Musée de la Musique (ouvert en 1997 à la Cité de la Musique à Paris, mais descendant direct du Musée Instrumental du Conservatoire de Paris créé en 1861) est la collection nationale de référence tant sur le territoire qu’au plan international. Elle compte une centaine de clavecins, épinettes et virginales, et presque toutes les ‘écoles régionales’ y sont représentées, même si la facture française y prédomine tout naturellement. Du côté des pianofortes et pianos, on y dénombre aussi quelque 150 instruments, dont une centaine est antérieure à 1850, quelques spécimens sont anglais, trois sont viennois (un carré de Anton Gabriel Walter, fin XVIIIe ; un à queue, anonyme, fin XVIIIe ; et un Joseph Brodman 1814), tous les autres illustrant le développement des grandes firmes parisiennes mais aussi les précurseurs de la seconde moitié du XVIIIe siècle ou les ateliers régionaux. On peut en découvrir la variété ici :
Numériquement il s’agit donc de 114 clavecins (épinettes et virginales compris mais sans compter les orgues de salon, les pianoforte et harmoniums) conservés dans les collections publiques des musées de France selon la répartition suivante :
Musée de la musique : 93 dont 80 clavecins, 23 épinettes, 9 virginales, 1 clavicytherium.
Dans d’autres musées parisiens ou d’île de France : 5
Dans les musées en Région : 16
Sur le territoire français 12 collections publiques abritent également 23 clavecins et épinettes témoins de l’école anversoise et surtout française (Paris, Lyon, Marseille). Parmi eux trois ou quatre sont susceptibles de pouvoir être joués. Du côté des pianoforte, 33 collections publiques conservent (mais exposent rarement) des spécimens dont un item seulement permet d’évoquer l’école Viennoise antérieure à 1850 (un carré de Joseph Simon, c. 1830). Les 7 pianos qui sont à queue (sur 65 au total) sont tous postérieurs à cette date.
http://basenationale.philharmoniedeparis.fr/accueil-de-la-base-nationale.aspx
On doit par ailleurs prendre en compte des collections privées, parmi lesquelles les plus notables sont celles d’Alan Rubin à Provins (42 dont 9 clavecins, 7 épinettes et virginales, 3 clavicordes) et celle de Yannick Guillou près de Caen (7) soit environ 70 spécimens.
8 clavecins parmi eux sont classés au titre des Monuments historiques. Mais des musiciens professionnels, notamment des chefs d’orchestre, et des amateurs possèdent quelques spécimens historiques rares.
Si l’on considère maintenant le parc instrumental moderne utilisé dans les classes de musique ancienne au CNSM de Paris, on dénombrait en 2021 35 clavecins et 5 pianofortes construits entre 1972 et 2021. Son importance comme sa variété sont le reflet de la notoriété et des moyens exceptionnels accordés à cet établissement « national » et « supérieur ». Le CNSM de Lyon n’est doté que d’une quinzaine de spécimens.
Par ailleurs, l’Association Clavecin en France, crée en 2004 pour regrouper les clavecinistes aussi bien enseignants, professionnels, qu’amateurs, a inscrit dans ses missions prioritaires la constitution d’un parc instrumental de prêts à la demande, pour concerts et activités pédagogiques. Son parc se monte à l’heure actuelle à quelques instruments. La plupart sont des instruments donnés par des musiciens, la réalisation d’une reconstruction du clavecin Louis Denis dont l’original est conservé au Musée de l’Hospice Saint Roch d’Issoudun étant la première commande mécénée par cette association. A la Fondation Royaumont, le programme « claviers » se développe depuis une dizaine d’années grâce à un petit ensemble d’instruments modernes d’après des modèles historiques.
Singularité de la collection d’instruments modernes de Jean-Luc Ho
L’ensemble réuni par Jean-Luc HO à titre privé depuis une dizaine d’années, avec sa quinzaine d’instruments construits entre 1975 et 2022, montre une égale variété à celle du CNSM, mais, si on le compare à cet instrumentarium comme à ceux des ensembles associatifs existants, il occupe une place tout à fait particulière et tient sa force de plusieurs critères :
- Tous sont des instruments de facteurs français et européens ayant marqué le renouveau de la facture d’après modèles anciens par des recherches expérimentales. Il ne s’agit jamais de spécimens de séries comme ceux des ateliers Dowd, Von Nagel, Ducornet, (lesquels furent choisis dans un premier temps au CNSM de Paris pour un usage intensif dans ses classes) ;
- Le soin apporté au choix des facteurs reflète les tendances de facture développées par chaque atelier ;
- Autant que possible, les instruments fabriqués il y a plusieurs décennies sont confiés par J.L. Ho pour un relevage complet et une mise en voix à leurs concepteurs pour que ces réglages d’importances diverses respectent au maximum leur conception d’origine ;
- Les modèles choisis dénotent d’un rapport dialectique entre leurs caractéristiques et le choix du répertoire qu’ils permettront de mettre en valeur ;
- Plusieurs des modèles commandés spécifiquement par J.L. Ho sont de véritables réalisations d’archéologie expérimentale car ils n’ont encore jamais été construits auparavant par les facteurs contemporains alors qu’ils correspondent à des répertoires exécutés jusqu’à présent sur des modèles plus tardifs et non spécifiquement appropriés. On citera à titre d’exemple le clavecin transpositeur à deux claviers d’après Ioannes Ruckers (1612), conservé au Musée de l’Hôtel de Berny à Amiens (FR) construit par les facteurs Émile Jobin et Tiziano Kraemer.
- L’ambition qui sous-tend cet ensemble en constant développement est d’offrir un instrumentarium dans un même lieu pour concevoir un travail pédagogique collectif dans la durée à la fois pour des étudiants clavecinistes avancés et pour des concertistes qui cherchent à approfondir des répertoires sur les instruments idiomatiques qui les servent de manière optimale du point de vue de leur étendue, de leur possibilités techniques (types de jeux, d’accouplement, de toucher) et de leurs caractéristiques sonores, chaque « école de facture » se caractérisant de manière très typée ;
- La mise à disposition de ces instruments de manière permanente prend tout son sens dans le contexte de Master classes et de stages thématiques ; elle permet d’envisager une programmation de concerts, mais aussi d’atelier d’initiation; elle suggère des activités d’enregistrements discographiques mais aussi de conférences thématiques voire de colloques scientifiques permettant un spectre varié d’activités pédagogiques, culturelles, de recherche mais aussi de valorisation et diffusion artistique qui peuvent concerner des publics d’une grande variété : professionnels très informés, étudiants avancés en formation spécialisée, amateurs cultivés, mais aussi grand public avide de connaissances et de découvertes.
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Formée en histoire de l'art par Jacques Thuillier et en organologie par Geneviève Thibault de Chambure, docteur habilité, conservateur du patrimoine pendant vingt-cinq ans, directeur de recherche au CNRS depuis 2005, Florence Gétreau a consacré de nombreuses années au Musée instrumental et au Musée de la Musique dont elle a été chef de projet (1987-1992).
Responsable du département de la Musique et de la Parole au Musée national des Arts et Traditions populaires (1994-2003), elle a dirigé les unités de recherche du CNRS Organologie et iconographie musicale (URA 1015) de 1992 à 1995 et l’Institut de Recherche sur le Patrimoine musical en France (UMR 200) de 2004 à 2013. C’est au sein de ces équipes qu’elle a créé et dirige la revue scientifique annuelle Musique • Images • Instruments (19 vol. parus en 2023 d'abord chez Klincksieck puis chez CNRS Éditions depuis 2003). Elle a été professeur d’iconographie musicale et d’organologie au Conservatoire national supérieur de musique de Paris (1993-2016) et a enseigné dans le Master « Musique et musicologie » de l’Université de Tours (2004 à 2013).
